L'homme de la semaine publie un livre avec de splendides photos prises en mer au gré de ses explorations incessantes à travers le globe ces 25 dernières années, mais si vous vous concentrez sur le titre qu'il a choisi pour son bel ouvrage -«L'odyssée des illusions»-, vous comprendrez qu'il y a une grosse part d'ombre à la beauté de ces clichés. Si notre homme de la semaine, le scientifique-explorateur-missionnaire québécois Jean Lemire, est riche de tous ses voyages, il raconte aussi qu'il a «tout perdu». Et qu'il aimerait que ce ne soit pas la destinée de la planète, de tout perdre.
«Oui, mon livre a plusieurs niveaux de lecture, a reconnu Jean Lemire lors d'une entrevue téléphonique avec Canoe.ca. Plusieurs personnes l'achèteront sûrement pour les belles photos», mais en grattant un peu elles découvriront que l'état du monde est alarmant.
À bord de son voilier, le Sedna IV* - un trois-mâts baptisé ainsi en l'honneur de la déesse inuite des océans -, il a vogué avec l'espoir de parvenir à «conscientiser les humains à l'importance de protéger et de respecter la nature» (pour la petite histoire, le bateau avait été avant cela un chalutier qui a donc «participé au pillage des océans»). C'était en 2001. Depuis il y a eu la mission Arctique, la mission Baleines, la mission Antarctique et les 1000 jours pour la planète. En 2016, malheureusement, le scientifique dresse un constat peu reluisant.
«C'était essentiel pour moi de faire un bilan de mon travail, a-t-il commenté. Je ressentais un devoir de vérité et de mise en garde, parce qu'on a tendance à se vautrer dans notre confort, on a l'impression que nous avons une conscience environnementale, que l'on change nos habitudes, mais on ne change rien, on continue de consommer. On consomme un peu différemment, c'est vrai, mais on consomme toujours autant.»
«Oui les consciences évoluent, oui on "like" les statuts écolos sur Facebook, mais dans les faits, ça ne suit pas, s'agace-t-il avec beaucoup de calme. On s'achète une conscience avec la compensation carbone, mais on continue de voyager par exemple. Et il ne faut pas oublier que pour la majorité des gens ailleurs dans le monde, la priorité, c'est de manger.»
Ceci dit, «on a donné une conscience environnementale à nos enfants et ce sont eux qui finiront par prendre le pouvoir, donc il y a de l'espoir», tempère-t-il.
La grande hypocrisie
Pour Jean Lemire, les pays riches font preuve d'hypocrisie. «Il est essentiel qu'ils aident les pays pauvres, qui vont par exemple se tourner naturellement vers le charbon si on ne les soutient pas pour aller vers les énergies vertes. L'Accord de Paris lors de la COP21 a promis 100 milliards $ US d'aides, mais c'est plus facile de faire l'annonce que de passer à l'acte.»
Dans le cas des pays qui explosent économiquement, comme la Chine, «on ne veut pas qu'ils fassent comme nous, qu'ils répètent nos erreurs, mais en même temps on est qui pour leur demander ça?» s'interroge-t-il.
M. Lemire a constaté que montrer ce qui est beau, comme il l'a fait avec ses livres et ses films, ça ne fonctionne pas! Avec «L'odyssée des illusions», il espère que ses lecteurs percuteront ce qui se joue en ce moment, et qu'ils voient le sacrifice que ces expéditions ont été.
Sacrifices
«Ceux qui nous ont suivis dans cette aventure ont tout perdu. Les familles ont explosé. Lorsqu'on est coupé du monde et sans lumière, comme en Antarctique, on éprouve des manques incroyables au niveau physiologique, la dépression est inévitable. En même temps, vous êtes confronté à ce qu'il y a de plus beau, alors vous faites le bilan de votre vie et vous ne voulez plus de ça. Vous changez!»
Plus personnellement, Jean raconte qu'il a été impossible pour lui d'entretenir une vie de couple digne de ce nom.
«La mission est invivable pour les familles. Parfois, quand on revient, il est trop tard. C'est le prix à payer», dit-il, sans aucun cynisme dans la voix.
À 54 ans, le constat personnel de Jean Lemire, sans doute respecté et envié par bien des Québécois, est implacable: «Je n'ai pas de racine et pas d'argent». Lui qui a réalisé les rêves de bien du monde, rêve finalement à ce qu'ont bien des rêveurs: une famille!
Bref, L'odyssée des illusions pourrait être aussi le titre de sa biographie, si l'on arrête la montre à aujourd'hui. Car, à 54 ans, il garde l'avenir devant lui, et des images incroyables plein la tête.
À la suite de l'entrevue, jean lemire a accepté de bonne grâce de répondre au questionnaire psycho-pop de canoe, qui vous donnera une idée de l'homme qu'il est:
Question: Votre tenue vestimentaire préférée?
Réponse: Jean pas de cravate
Votre accessoire de mode préféré?
Une petite doudoune que j'ai toujours avec moi dans un petit sac. Partout, même à Marrakech d'où je reviens après la COP22, la conférence sur le changement climatique
Barbe, moustache, ou rasage intégral?
Rasage intégral, plus simple pour les raccords cinéma
Thé ou café?
Le café orang utan
Bière ou vin?
Vin
Auto ou vélo?
Vélo en ville, auto en campagne
Votre sport préféré?
Le hockey
Votre équipe de sport préférée?
Les Canadiens de Montréal
Votre plat préféré?
Le Tartare de saumon
Votre pâtisserie préférée?
Je ne mange jamais de desserts
Votre alcool préféré?
Les vieux Bordeaux rouges
Mer ou montagne?
Mer
Votre ville préférée?
Barcelone de loin, j'irai vivre là...
Votre pays préféré?
Le Québec
Votre endroit préféré?
La campagne
Votre saison préférée?
L'automne, définitivement
Votre resto préféré?
HA, à Montréal
Votre sentiment préféré?
La sincérité
Votre émotion préférée?
La passion
Votre principale qualité?
Missionnaire
Votre principal défaut?
J'ai la mèche courte devant l'incompétence
Votre plus grand rêve?
La famille
Optimiste ou pessimiste?
Réaliste
Sensible ou cynique?
Sensible
Bouger ou se reposer?
Maintenant, me reposer...
Un homme que tu admires?
Le réalisateur Frédéric Back
Une femme que tu admires?
L'ancienne juge Louise Arbour
Votre personnalité québécoise préférée?
Alexandre Taillefer
Ce que tu aimerais que l'on retienne de toi, humainement?
Le don de soi pour le bien commun
Ce que tu aimerais que l'on retienne de ton travail?
Le travail avec la jeunesse (les écoles nous suivaient en direct lors des expéditions, mais ça, personne n'en parlait).
Est-ce que la planète terre va s'en sortir?
Oui, aucun problème
Est-ce que l'homme va s'en sortir?
Pas si on ne donne pas un coup de barre important et rapide, parce que la formule mathématique ne fonctionne plus. On est trop nombreux pour le peu de ressources dont dispose la planète.
*Si Jean Lemire ne souhaite plus partir en expédition, il aimerait que son bateau lui survive et qu'il devienne «le bateau de tous les Québécois», qu'il soit un outil de veille scientifique du fleuve Saint-Laurent jusqu'à l'Arctique et qu'il soit intégré à des projets éducatifs avec les écoles.